Vape, diacétyle et malades imaginaires: l’étrange parcours d’un hoax depuis un site conspi jusqu’à Gentside et Ohmymag

L'étrange parcours d'une fakenews créée par un site conspi avant d'être diffusée par une série de médias plus conformistes

Levons le suspense de suite: non, il n’y a aucun nouveau malade des poumons apparu à cause de diacétyle dans les liquides de vapotage. Pourtant il y a de quoi être vraiment inquiet. Ce que révèle le buzz massif orchestré  à propos de malades imaginaires de la vape ces derniers jours sur le net francophone est d’un tout autre ordre. Comment un article paru en juillet dernier sur un obscur site conspirationniste a été repris presque mot à mot sur l’ensemble des sites du quatrième groupe de presse numérique français ? Puis la pseudo info validée avec des propos vaguement adoucis par d’autres publications.

Entre deux, une diffusion massive sur la toile en jouant des leviers de « viralisation » sur les réseaux sociaux par des ‘key opinion leaders’, les influenceurs clefs du succès de l’infomarketing du groupe Cerise, à qui appartient Gentside et Ohmymag. Une opération innocente pour alerter le public d’un potentiel danger ? On se permet d’en douter.

Des extra-terrestres au diacétyle en passant par les hologrammes

Vape bashing, présence d'extra-terrestre, origine juive d'Adolf Hitler : une ligne éditoriale originaleEntre la « révélation » de la présence sur terre d’extra-terrestres, qui auraient déjà ravi des postes de pouvoir, une « démonstration » de l’origine juive d’Adolph Hitler, justifiant probablement son plan de création d’Israël dés 1933, ou la « preuve » de l’absence d’avion le 11 septembre 2001 au World Trade Center, dont des hologrammes auraient mimé la percutante présence, l’article sur l’apparition de nouvelles maladies causées par le vapotage pouvait passer pour un gentillet fait divers sur le site ‘les Moutons Rebelles’ le 20 juillet dernier.

Étrangement le site, répertorié dans la sphère des sites de « ré-information », signe l’article tout en créditant une source sans lien direct. La dite source, le site Heureu, n’a en fait publié l’article que trois mois plus tard, le 19 octobre. Celui-ci, signé de « Claire » sans autre mention, est le même que celui des Moutons Rebelles. Heureu propose la publication d’articles aux lecteurs. Pour cet article aucune source, aucune déclaration d’intérêt, aucun nom n’éclaire sur l’origine de l’écrit. Quoi qu’il en soit, cet été et cet automne voient surtout l’article des Moutons Rebelles diffusé massivement sur les réseaux sociaux, bien au-delà du seul cercle conspirationniste.

Les malades imaginaires

Le texte se présente selon une forme rhétorique assez typique des écrits complotiste. Un peu de vrai sur lequel s’appuyer pour dérouler un discours sans preuve, mêlant les implicites laissés à l’imagination du lecteur et les biais logiques pour constituer le véritable message transmis: le vapotage rend malade. Même en l’absence d’un quelconque malade.

Ici cela part d’une étude de 2015 de chercheurs de Harvard qui avaient mesuré la présence de diacétyle dans 39 liquides sur 51 testés. On notera que l’échantillon est trop faible, sur les dizaines de milliers de liquides existants alors, pour en extrapoler sérieusement un pourcentage représentatif. Mais surtout, les taux mesurés de diacétyle (2,3 butanedione) dans ces liquides, en dépit de la sélection des chercheurs, sont extrêmement minimes. En moyenne, 9 parts par milliard dans les aérosols dégagés par les vapoteuses.

Mis à part un liquide, un « schapps pêche » plus concentré, les 38 qui présentent des émanations de diacétyle sont de l’ordre de ce que l’on respire en préparant un café. Pas beaucoup plus qu’en humant un verre de vin, en respirant lorsqu’on mange du fromage, du beurre ou de la crème fraîche. Moins qu’en cuisinant au beurre, en réchauffant un plat surgelé ou en faisant des frites.

Ah oui, c’est quelque chose que les médias oublient de préciser: le diacétyle est naturellement présent dans la plupart des produits laitiers, boissons fermentés ou alcoolisées, et même certains fruits. On le trouve aussi, sous forme synthétique, ajouté à quantité de produits alimentaires pour une raison gustative. Frites, plats déjà préparés, pains, biscuits, gâteaux et, évidemment, le pop-corn. C’est le pop-corn qui a rendu tristement célèbre la molécule.

Le grand écart

En mai 2000, une étude sur 135 ouvriers d’une usine de pop-corn pour micro-onde dépiste huit bronchites obstructives (bronchitis obliterans) parmi eux. Cette maladie est en temps normal extrêmement rare. Les mesures des chercheurs montrent que la prévalence des problèmes respiratoires est corrélée aux niveaux d’exposition au diacétyle. Les taux relevés dans l’usine de pop-corn allaient jusqu’à 780 parts par million dans la salle de mélange. Contre 9 parts par milliard avec le vapotage dans l’étude de Harvard.

Ah oui, je ne vous ai pas encore dit: il y a aussi du diacétyle dans la fumée de cigarette. Environ 750 fois plus que dans le vapotage, comme le souligne à l’époque le Pr Michael Siegel, de l’Université de Boston, se référant à une étude de 2006. Le Pr Konstantinos Farsalinos, s’appuyant sur sa propre recherche de 2014, estimait que ces liquides de vapotage ne dégageait que de dix à cent fois moins de diacétyle (et acetyl proponyle, une molécule similaire) que la fumée de cigarette. A savoir que, bien que fumer provoque énormément de problèmes de santé, la bronchite obstructive ne touche pas particulièrement les fumeurs.

Pour qui suit les affaires du vapotage, tout cela semble une vieille histoire réchauffée au micro-onde. Depuis l’étude du Pr K. Farsalinos, les usagers ont poussé les fabricants de liquide à professionnaliser leur pratique sur le sujet, comme le contait un article du Vaping Post en 2015. Il est devenu à peu près incontournable d’exclure le diacétyle (et similaires). Au Canada, l’association des professionnels de la vape (ECTA) avait été pro-active avec un code de bonnes pratiques, des producteurs américains ont utilisé l’argument de l’absence de diacétyle dans leur marketing. Certains qui ont renâclé à suivre le mouvement y ont perdu des plumes. Tout ceci s’est passé sans que les médias ne s’y intéressent. En France, la norme Afnor a fixé ce point d’une pratique déjà largement adoptée, comme l’explique le Pr Bertrand Dautzenberg en 2015 à Europe 1.

« On crée de l’audience pour les marques »

Pour les vapoteurs avertis, il y a donc de quoi ne pas vraiment prendre au sérieux les articles qui trois ans après, sonnent l’alarme d’un « problème » réglé sans avoir généré aucun malade. Mais c’était sans compter sur la force de frappe de Cerise. Le groupe de média numérique spécialisé dans le native advertising, une forme réactualisée de publirédactionnel, est quatrième en audience en France. Gentside, pour les mâles, Ohmymag, version femelle, sont ses navires amiraux sur la toile. La recette est simple. Présenter de la publicité comme si c’était de l’information ou du divertissement. « Faire beaucoup d’audience en soi n’est pas notre ADN. Si ce n’est pas monétisable, cela ne nous intéresse pasOn crée de l’audience pour les marques », explique Benjamin Tolman, un des deux cofondateurs, en 2015 au Monde. 

« Nous voulons être un coin du triangle formé par l’internaute, les marques et le média », précise son associé Denis Marchant au même journal. Cette triangulation, le site du groupe Cerise la présente sous les concepts de brand publishing sur mesure appuyé par une « viralisation » des contenus. Le Monde évoque l’idée « de rémunérer les médias (…) amenant de l’audience. Les patrons de Cerise estiment ce concept très prometteur ». La clef est donc de trouver des relais pour répandre de manière ciblée, efficace et large les messages publicitaires grimés en infotainment. Les influenceurs, ou key opinion leaders, sont l’élément charnière des campagnes. 

Groupe d’opération spéciale

En résumé, si vous avez un peu de mal avec le jargon du marketing, Cerise vend du temps de cerveau disponible à des marques en ciblant les cervelles les plus susceptibles d’être touchées par le produit. Il n’y a aucune information sur les sites Gentside et Ohmymag. Il n’y a que de la publicité déguisée en article. Le produit vendu aux marques, c’est vous. Et pour faire le buzz, des influenceurs sont payés pour faire tourner ces articles dans les populations visées, sans trop en avoir l’air évidemment. Racheté en 2016 par le géant Prisma Media, le groupe Cerise a approfondi la démarche de manipulation de masse avec des « opérations spéciales ». « Composé d’une quinzaine de personnes le pôle Content Creative & Social mobilise selon les besoins un vivier de talents créatifs d’influenceurs, de directeurs vidéos, d’experts sociaux, de directeurs éditoriaux », explique un communiqué de Prisma Media le 7 décembre dernier.

Ceci éclaire la blitzkrieg virale de la semaine dernière. Tour à tour les sites du groupe Cerise ont repris l’article diffusé six mois plus tôt par les Moutons Rebelles. A noter que Gentside et Ohmymag ont rapidement ré-écrit l’article, sans le mentionner sur leur site ni en modifier la ligne éditoriale, après que la source initiale ait été éventée. Les articles de Foozine, Gentside et Ohmymag, Ubergizmo et Epoch Times ont été répandus sur les réseaux sociaux par des influenceurs. Puis enfin repris évidemment par les quidams. Des personnes ayant récemment arrêté de fumer à l’aide du vapotage ont vu ainsi leur page personnelle assaillie de connaissances les alertant qu’ils allaient mourir sous peu.

Hystérie orchestrée

Cette hystérie très finement orchestrée à toucher des millions de personnes. Mal informés sur le dossier, d’autres médias se sont emparés de manière passablement maladroite du sujet. « Passablement maladroite » étant un euphémisme de politesse. Un peu au-dessus de la mêlée un article de 20 Minutes à équilibré le débat. Soulignons le bon réflexe d’André Bercoff sur Sud Radio qui a contacté un usager, en la personne de Claude Bamberger, le président de l’association Aiduce. En dehors de cela, un joli marasme de l’information à la française, y compris sur des médias sensés être spécialisés sur les questions de santé et qui n’ont pas même essayé de chercher des réactions scientifiques à l’article datant de trois ans, pourtant celle du Pr Dautzenberg était passée sur Europe 1.

Il y a évidemment quelque chose de troublant de voir un article publié initialement par un site conspi, aux thèses peu conformistes, être repris texto par une escadrille de sites grand public. Même si Gentside et Ohmymag l’ont finalement ré-écrit et ont produit leur propre vidéo, une spécialité de ces sites. Mais au-delà de l’étrange parcours du texte, la question de l’identité du commanditaire de l’opération spéciale anti-vapotage s’impose. La publication du même texte, s’appuyant sur une veille étude pas très pointue et débunkée depuis longtemps, en quelques heures sur une multitude de sites ne doit rien au hasard. A cette question, je n’ai pas de réponse. Mais on peut faire des hypothèses.

Sauver le tabagisme ?

La première qui vient à l’esprit est évidemment l’intérêt des cigarettiers de convaincre des millions de fumeurs de le rester sans tenter de passer au vapotage, voire de récupérer des vapoteurs affolés dans leur clientèle captive. On peut aussi lorgner du côté des grandes manœuvres actuelles des buralistes français pour tenter de mettre la main exclusive sur la vente du vapotage. La semaine dernière un fournisseur de liquide de vape qui distribue exclusivement aux buralistes a mis en cause, de manière grotesque, la qualité des liquides vendus en magasins spécialisés. Ajouté au soutien décomplexé du Ministre du budget Gérard Darmanin au projet de Monopole des buralistes sur la vente de produits de vapotage, l’hypothèse un peu tordue n’est pas sans présenter un mobile financier de poids.

Une autre piste s’appuie sur le précédent historique des Nicorettes. Pendant une vingtaine d’année, de sa création en 1971 jusqu’à la fin des années 1980′ après une longue bataille pour leur mise sur le marché, les gommes nicotinées ont fait face aux accusations d’être un produit pour pervertir les enfants en les rendant accros à la nicotine et de provoquer des crises cardiaques. Tout comme dans le bad buzz actuel sur la vape, ces accusations sont parties de chercheurs se présentant comme anti-tabac. Une étude, menée de manière aussi médiocre que celle sur la présence de diacétyle dans certains liquides, avait alerté sur les risques cardio-vasculaires des Nicorettes à cause de l’augmentation du rythme cardiaque chez des non-fumeurs après en avoir utilisé.

Les crises cardiaques imaginaires des Nicorettes

Cette junk study s’est mue en une floppée d’articles alarmistes sur les risques de crises cardiaques dans la presse, puis au fil du temps, en hoax annonçant régulièrement de soi-disant décès à cause des Nicorettes, morts tout aussi imaginaires que les actuels malades du vapotage. On n’a jamais très bien su qui commanditait ces hoax. Beaucoup ont soupçonné les cigarettiers. Mais l’origine de la peur infondée est certaine: ce sont des articles de chercheurs anti-tabac d’obédience pro-abstinence, pas des cigarettiers. Peut-être faut-il préciser que les grandes firmes pharmaceutiques ont pu racheté l’entreprise AB Leo a un bon prix alors que celle-ci était étranglée par la bataille juridico-politique de la mise sur le marché des Nicorettes.

Actuellement, Pfizer fait le forcing en coulisse et dans la communication pour imposer son Champix – une mauvaise copie synthétique de la cytisine, interdite de vente sans raison en Europe de l’Ouest – comme unique produit de sevrage tabagique. Des poids lourds de l’influence sur le monde anti-tabac, tel que Stanton Glantz et l’australien Simon Chapman, attaquent de nouveau les substituts nicotiniques pour convaincre qu’ils produisent plus de tabagisme qu’ils n’en évitent. Derrière l’offensive contre les gommes nicotinées, c’est le vapotage la véritable cible, et au-delà l’idée même de laisser libre la consommation de nicotine sur des modes à méfaits réduits. Voire, dans le cas du puritanisme intégriste de Simon Chapman, toute forme d’aide à l’arrêt pour les fumeurs.

Construire le socle d’une culture de la minimisation des méfaits

Il est difficile de réagir à des bombardements de désinformations crasses jouant des peurs et des émotions. Des millions de fumeurs n’ont pas tenté d’arrêter avec les Nicorettes durant les années 1980′ à cause de ces mensonges. Beaucoup auraient échoué avec ces gommes, il est vrai. Mais l’opération spéciale de ces derniers jours laissera sur le carreau beaucoup de fumeurs. Un noyau de vapoteurs a réagi sur les réseaux sociaux en portant la contradiction sur les sites ou les pages Facebook des médias diffusant le hoax sur les malades du vapotage. Dans un cas, cela a porté ses fruits. La page Facebook des « anonymous France » a retiré l’article après avoir vérifié son contenu suite aux alertes. L’article de 20 Minutes « Fake Off » suit aussi des réactions du public. Mais cela reste peu en regard de l’énorme machine médiatique qui a été mobilisée pour enfumer le public.

A mon sens, le monde du vapotage n’a pas d’autre choix pour survivre à terme que de construire un solide socle d’une culture de « réduction des risques ». C’est une réponse de longue haleine. Lorsque un assez large public sera suffisamment informé et capable de décrypté de telles conneries, ce type d’enfumage tombera à plat. A ce titre pour le moment, les moyens de construire cette culture ne sont pas donnés, du moins pas suffisamment. Il est, un exemple parmi d’autres, regrettable que des commerçants de la vape assez importants pour financer des sites à travers leur publicité, privilégient ceux qui s’adonnent aux mêmes logiques de racolage que le premier Gentside venu. Tandis que spécialistes, associations et médias sérieux manquent de moyen pour produire du contenu intelligent. Il y a là un décalage étrange entre ce qui est fait et ce qui est dit. A ne pas le saisir, la vape risque de rester désarmée encore longtemps.

3 commentaires sur “Vape, diacétyle et malades imaginaires: l’étrange parcours d’un hoax depuis un site conspi jusqu’à Gentside et Ohmymag

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.