[Recension] Vape & tabac en Suisse: entre oligopole et dons citoyens, la revue Dépendances fait son marché

« A l’instar du sexe ou de la consommation du sucre et des produits gras, l’usage des substances psychoactives répond à un besoin humain fondamental de recherche de plaisir et de récompense ». L’article d’Aris Martinelli, doctorant en socioéconomie à l’Université de Genève, sur la trajectoire des marchés des psychotropes et psychoactifs répondant à ce besoin fondamental, clôt le dernier numéro en date de Dépendances. La revue, co-éditée par le Groupe Romand d’Etudes des Addictions (GREA) et la fondation Addiction Suisse, s’est en effet intéressée à jeter des « regards sur les marchés »« Paradoxalement, le « marché » – ce lieu où se rencontrent l’offre et la demande – est assez mal connu des acteurs du domaine socio-sanitaire », explique en édito Frank Zobel, vice-directeur d’Addiction Suisse. Opioïdes, médicaments, alcool, jeux d’argent, CBD sont sur les étals de la revue, aux côté d’une exploration des cryptomarchés du dark web. Notre recension se concentre sur l’article d’Aris Martinelli pour éclairer l’opposition entre les marchés du vapotage et du tabac en Suisse présentés dans les deux articles ouvrant ce numéro de Dépendances. Malheureusement, un regard réflexif sur le marché des soins et de la prévention en est absent pour compléter le triptique.
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Le grand marchandage

Le contraste tracé par Aris Martinelli, dans « Addictions et sociétés marchandes », campe un arrière-fond historique sur lequel la revue prend place. Le chercheur genevois oppose d’une part, un usage « pré-capitaliste » des substances psychoactives « encastré » dans des pratiques sociales d’ordre thérapeutique, religieux et de sociabilité, et, d’autre part, sa transformation en marchandise soumise au régime de la recherche de profit dans l’époque moderne. « La production pour le gain entraîne le « désencastrement » des pratiques de consommation de psychotropes d’une certaine régulation sociale, qui permettait une consommation contrôlée dans le cadre de moments festifs et rituels collectifs », explique le chercheur genevois, s’inspirant de la thèse de la « grande transformation » de l’historien, anthropologue et économiste hongrois Karl Polanyi.

A ce trait structurel s’ajoutent un « emballement psychoactif » du raffinage des principes actifs et une stimulation de leur consommation par leur goût et les conditions d’existence. « Le travail aliéné accroît le besoin de récompense et de plaisir », souligne d’un accent marxien le socio-économiste. La dynamique de marchandisation amène le développement de produits plus puissants et de modes de consommation plus violents. L’essor de l’industrie pharmaceutique parachève cette trajectoire en créant les drogues de synthèse. « L’ère des industries pharmaceutiques commence. C’est la consécration, en quelque sorte, du long processus de marchandisation des substances psychoactives par leur détachement définitif de la nature et du contrôle social sur leur usage », souligne Aris Martinelli.
Persistance et résistance du don
Mais l’avènement du capitalisme a t-il fait disparaître définitivement les formes d’usages antérieures? Peut-être par effet de contraintes de publication, la description du chercheur reste ambiguë sur ce point. Or, bien qu’une domination par la logique marchande est indéniable, la persistance, la réminiscence ou l’éclosion de nouvelles pratiques empruntant des formes non marchandes sont encore présentes. A un niveau « micro », les dynamiques de don parsèment de toute évidence les usages de substances psychoactives. Il peut se faire aussi outil de résistance collectif, à l’image de son emprunt par les vapoteurs en Suisse qu’explore l’article d’Olivier Théraulaz.
Dans « le marché suisse des produits de vapotage, entre prohibition et astuce citoyenne », le président d’Helvetic Vape, l’association des vapoteurs en Suisse, décrit comment l’interdiction de vente locale de liquides nicotinés à inhiber le développement de ce marché. « Les effets de la prohibition administrative [depuis 2009] sur les produits de vapotage contenant de la nicotine ont fortement limité la progression du nombre de vapoteurs et l’essor du marché », constate Olivier Théraulaz. Image troublée dans le public, renchérissement des produits pour les usagers et précarisation des commerces spécialisés s’ensuivent.
Astuce citoyenne contre tabagisme fédéral
« En distillant l’idée fausse que les produits de vapotage nicotinés pouvaient, du fait de leur interdiction officielle de vente, être plus dangereux que les produits du tabac combustibles en vente libre, la prohibition de ces produits a créé une incompréhension du principe de réduction des risques et des dommages auprès des fumeurs », insiste le représentant de l’association des vapoteurs. Face à ces entraves pour sortir du tabagisme à l’aide du vapotage, le milieu de la vape suisse s’est emparé du vieil outil social du don. « Depuis quelques temps, pour contourner l’interdiction administrative de vente, certains magasins offrent, sur demande, de
la nicotine après la vente d’un liquide sans nicotine. Le taux de nicotine désiré par le client est ajouté gracieusement au liquide déjà vendu. Une « solution » astucieuse, fondée sur le don »
, explique Olivier Théraulaz.
La diffusion de la pratique a permis au vapotage de progresser sensiblement depuis deux ans, sans que des données suffisamment fiables ne permettent de le quantifier précisément. Mais on l’aura saisi aux guillemets sur le mot « solution », l’astuce des dons est sympathique mais reste limitée. La prohibition a empêché des centaines de milliers de fumeurs de sortir du tabagisme à l’aide du vapotage. Le refus des autorités fédérales de légaliser le vapotage nicotiné autrement qu’en l’assimilant à la future Loi sur les produits du tabac (LPTab) [dont le second avant-projet a été présenté après la rédaction de la revue], qui ne serait effective au plus tôt qu’en 2022, risque de faire perdurer la situation. Pourtant, Frank Zobel souligne dans son éditorial qu’un « cadre conceptuel et des règles permettant de réguler les marchés, en favorisant les produits les moins nocifs, et non pas les groupes d’intérêts les plus influents » est nécessaire rapidement.
La Suisse et les Big Tobacco
En terme de groupe d’intérêts influent, l’industrie du tabac se pose là. Tout particulièrement en Suisse, comme le présentent Karin Zürcher et Valentine Guenin du CIPRET-Vaud. Philip Morris (PMI) a son siège mondial à Lausanne et une usine à Neuchâtel [ainsi qu’un centre de recherche], Japan Tobacco (JTI) a inauguré son quartier général à Genève fin 2015 et détient une usine à Dagmersellen, tandis que British American Tobacco (BAT) a d’importants bureaux à Lausanne et une usine à Boncourt. Selon l’Administration des douanes (AFD), 80% des 40 milliards de cigarettes produites en 2015 ont été exportées, pour la plupart vers des pays n’appliquant pas la norme dite 10-1-10 sur les limites respectives de taux dégagés de goudrons, nicotine et monoxyde de carbone en vigueur en Suisse et dans l’UE (qui en interdit aussi la production contrairement à la Suisse). Tandis que les résidents en Suisse consomment environ 10 milliards de cigarettes par an.
Ce poids économique des Big Tobacco est renforcé par des alliances avec les cultivateurs de tabac, les organisations représentant les quelques 30’000 commerces divers vendant du tabac et le secteur de la publicité. « Ce sont près de 15,5 millions de francs qui sont investis chaque année dans la publicité en Suisse pour les produits du tabac », soulignent les auteures. Au total, « l’économie du tabac représenterait 6,5 milliards de francs par an, dont plus de 2 milliards de retombées fiscales directes (taxation des produits du tabac) », estiment Karin Zürcher et Valentine Guenin. « Malgré « l’utilité économique » du secteur du tabac prônée par ses alliés, la consommation de tabac pèse en réalité lourdement sur l’économie nationale. Elle lui coûte plus de 10 milliards par an en traitement médicaux, absentéisme au travail, invalidité et perte de qualité de vie », poursuivent-elles.
WHO want to smoke you ?
Étonnamment, l’envers des frais médicaux n’est pas développé par les auteures. Une partie de ces frais sont pourtant des gains pour l’industrie de la pharmaceutique, ainsi occultée de ce panorama. Pour les deux représentantes du CIPRET-Vaud, « la Suisse devrait considérer que les intérêts de santé publique sont inconciliables avec ceux de l’industrie du tabac ». Elles se réfèrent à la charte de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), un organisme passé ces dernières années aux mains d’intérêts privés dont dépend plus de 80% de son financement. 
Au-delà de cet angle mort, on peut aussi s’interroger sur la pertinence du modèle du tabagisme d’Etat défendu par le Bureau anti-tabac (FCTC) de l’OMS. Sous l’influence des grandes nations exportatrices de tabac – Brésil, IndeThaïlande… – et visiblement sensible aux charmes des régimes ultra-autoritaires, le bureau anti-tabac de l’OMS promeut les réglementations des juntes militaires thaïlandaise et nord-coréenne alliant à la fois violations des droits humains et du principe de réduction des méfaits. La FCTC de l’OMS est aller jusqu’à ouvrir une antenne à Bangkok financée par la Thaïlande, pays où plus de 80% des cigarettes sont vendues par l’Etat sous les marques du Thaïland Tobacco Monopoly. Des explications sur les vertus sanitaires du modèle économique du Bureau anti-taba
c de l’OMS, auquel les auteures enjoignent d’adhérer, m’auraient été utiles, car en l’état, elles m’échappent totalement.
Où est l’article sur le marché de la prévention du tabagisme ?
L’impasse faite par les militantes anti-tabac lausannoises reflète un angle mort sur l’ensemble du numéro de la revue. Le marché des soins et de la prévention n’y est pas thématisé. Son traitement aurait pourtant été intéressant pour le lecteur. Pouvant aussi susciter une réflexivité en miroir sur le rôle joué par les acteurs socio-sanitaires face aux marchés auxquels ils se confrontent. Un panorama systémique des dynamiques de marchés et des relations, d’opposition sur certains aspect et de soutien sur d’autres, entre les marchés aurait pu éclairer la place de ces acteurs. En dépit de ce refoulement, la lecture de ce numéro de Dépendances reste très stimulante, y compris par les articles dont je ne parle pas ici. 

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