Meurtre de Daphné Caruana Galizia: le silence avant l’explosion

Lundi soir, quelques centaines de mètres après être sortie de sa maison du nord de l’île de Malte, sa voiture a explosé. Une double détonation d’après un témoin. Daphné Caruana Galizia, blogueuse infatigable se revendiquant journaliste indépendante, est décédée sur le coup. Son corps dispersé en morceaux aux alentours de la carcasse calcinée de son véhicule. Les médias européens, les autorités maltaises et même la Commission Européenne déplorent son assassinat et se répandent en éloges posthumes. Pourtant, de son vivant le traitement était sensiblement différent. Parmi toutes les affaires de petits et plus gros arrangements que la journaliste a révélé, l’une d’elle avait attiré mon attention à l’été 2016. Je m’attendais à ce que les grands médias européens mobilisent leurs moyens d’investigation sur l’affaire. Rien, jamais rien. Aucune suite.
Philip Morris, Malte et la TPD
« Alfred Mifsud, le vice-gouverneur de la Banque centrale [de Malte] dont il est prévu qu’il soit nommé Gouverneur ce 1er juillet, a été salarié de Philip Morris en 2011 et 2012, chargé de « négociations en coulisses » avec John Dalli, alors responsable de l’élaboration de la directive européenne sur le tabac (TPD), et qui a été un proche d’Alfred Mifsud ». Le 11 juin 2016, Daphné Caruana Galizia publie sur son blog Running Commentary ces révélations sur un salaire mensuel de 2’750€ (et non 3’000€ comme publié dans un premier temps) reçu par l’influent Alfred Mifsud, agrémenté de voyages, invitations en loge VIP à des matchs de Ligue des champions, et autres cadeaux en nature. 
En réaction, le vice-gouverneur ne conteste pas cette rémunération et précise même que le contrat n’a jamais été rompu avec la firme cigarettière. Mais qu’il n’aurait pas été reconduit après 18 mois. Il affirme avoir été embauché au titre de « consultant » par Philip Morris. Alfred Mifsud nie par contre avoir influencé John Dalli, alors Commissaire européen à la santé, forcé à la démission en octobre 2012 par José-Manuel Barroso, le président de la Commission Européenne (EC). La presse locale réceptionne l’affaire en ironisant un peu sur le caractère de la blogueuse et l’absence de source vérifiable à ses affirmations. John Dalli de son côté réagit plutôt violemment en accusant Daphné Caruana Galizia d’être une « terroriste ».
Sa source, Daphné Caruana Galizia l’avait protégé. Devant le déni médiatique, elle va d’elle-même sortir de l’ombre. Il s’agit d’Anna Zelbst, compagne durant 24 ans d’Alfred Mifsud avec qui elle a eu deux enfants. Le couple non marié s’est séparé quelques mois auparavant. Anna Zelbst dit être prise de remords d’avoir épaulé cet homme qu’elle accuse aussi d’avoir reçu des commissions occultes lorsqu’il était à la tête de la Mid Med Bank en 1998. De son côté, Alfred Mifsud accuse son ex- de le salir par vengeance et de broder sur des faits sans importance
Silences
En juin 2016, seul Euractiv rapporte l’affaire au niveau européen. Le Monde, qui aujourd’hui capitalise sur le cadavre encore chaud de Daphné Caruana Galizia en précisant en Une que son fils travaille indirectement pour le journal, ne dit alors pas un mot de l’affaire. Comme le reste de la presse mainstream d’ailleurs. Naïvement j’en avais été surpris, espérant que peut-être des investigations plus profondes sur le rôle de Malte et d’autres protagonistes dans l’élaboration de la directive sur les produits du tabac (TPD) sortiraient. Mais rien. Le story telling des médias officiels sur cette directive a été scellé. Une belle victoire de la lutte anti-tabac nous a t-on assuré de toutes parts. 
En décembre 2013, plusieurs médias français répétaient même, comme une évidence, que le forcing pour signer la directive sous la présidence de la Lituanie visait à sauvegarder les intérêts de la lutte anti-tabac. Sic! La Lituanie est l’exemple consacré par les économistes néo-libéraux de la « renaissance » d’une nation sous l’égide des investissements de Philip Morris dés 1993. Investissements qui se sont poursuivis jusqu’à présent. La dernière pluie de dollars sur Klaipeda a d’ailleurs suivi de peu la signature de la TPD et la nomination de Vytenis Andriukaitis pour succéder au maltais Tonio Borg au poste de Commissaire européen à la santé.
Abstinence et dealers
Tonio Borg, un autre personnage clef de l’élaboration de la TPD, a aussi été largement laissé dans l’ombre par la presse européenne. Il a succédé à John Dalli en novembre 2012 au poste de Commissaire européen à la santé. Le militant d’ultra-droite est un opposant acharné à toute forme de réduction des méfaits. Seule l’abstinence est vertu à ses yeux. « Nous ne protégeons que ceux qui méritent protection », martèle Tonio Borg. Militant anti-avortement, toujours illégal à Malte, opposé au divorce, finalement légalisé en 2011, et ayant fait couper des aides aux organismes distribuant des préservatifs, il est devenu l’ami de l’eurodéputé socialiste Gilles Pargneaux. Les deu
x hommes sont venus à Berne en mai 2016, à l’invitation de l‘Alliance anti-tabac, expliquer les mérites de la TPD européenne et inviter la Suisse à reproduire cette législation.
Point commun à tous ces hommes: leur farouche opposition au vapotage, ce moyen de réduction des méfaits impulsé par les usagers eux-mêmes. Y compris John Dalli, dont l’a priori sur le vapotage révélé au détour d’une séquence d’un récent reportage danois diffusé sur la BBC est ahurissant de méconnaissance. Une chape de plomb a recouvert dans les médias l’enjeu majeur de l’assimilation du vapotage dans la directive. [ajout, d’un élément oublié au fil de l’écriture ;)] Même le reportage de Cash Investigation d’Elise Lucet en novembre 2015, nous a vendu le sourire béat de José Bové comme garant de ce joli combat contre le tabac, lavant John Dalli de tout soupçon sans aucun fait probant. [/ajout off]

Pourtant du coté des élus européens qui avaient discuté avec des associations d’usagers, le sentiment était très différent. « Le parlement a voté pour que le vapotage soit peu réglementé en attendant de connaitre la forme de réglementation la plus appropriée. Mais des eurodéputés et les fonctionnaires de la Commission ont fait passer en douce toute une série de mesures administratives alambiquées dans les coulisses des négociations. Sans même avoir abordé la question avec les usagers ou d’autres élus », réagissait alors à chaud Martin Callanan, eurodéputé britannique Conservateur, à Euractiv.
Pharma et tabac
Rebecca Taylor, aussi eurodéputé britannique à cette époque mais d’un autre bord politique, souligne, dans le documentaire Beyond the cloud, que les lobbyistes du tabac se réjouissaient de la version finale de la TPD. Dans la même veine, l’eurodéputé belge Frédérique Ries ajoute que le puissant lobby pharmaceutique aussi a pesé de tout son lourd poids sur la directive. « J’ai eu des preuves d’échanges de mails entre la Commission et GSK, gros fabriquant de produits de sevrage, qui lui soumettait des propositions de texte. Il est certain que la Commission a sans été en contact avec les lobbys pharmaceutiques dans la rédaction de cette partie de la directive sur le vapotage », explique t-elle en septembre dernier dans un interview à Ciné Télé Revue à l’occasion d’un documentaire sur le vapotage de la RTBF. 
Il y avait donc de quoi pour les journalistes de se poser des questions et essayer de voir un peu plus loin que le bout de sa cigarette sur l’enjeu du vapotage et de son avenir. Mais cela ne collait pas au story telling d’une bonne directive européenne obtenue en dépit des méchants cigarettiers. Seule Vox Pop, l’émission d’Arte tournée vers les citoyens, osera thématiser le sujet en mars 2016. Tout comme les sombres affaires de la SICPA, la firme vaudoise à qui la Commission Européenne veut à présent livrer le marché du tracking des produits du tabac, ne colle pas avec le manichéisme des méchants cigarettiers contre les gentils anti-tabac. Les Malta Files de Mediapart en ont fait les frais en restant ignorés du reste de la presse.
Nombril et cadavre
Quelques jours avant le meurtre de Daphné Caruana Galizia, et sans aucun lien avec l’affaire, j’ai vu passé un tweet d’une journaliste d’information de la Radio Télévision Suisse (RTS) se gaussant de « ces blogs que personne ne lit ». La remarque est assez symptomatique du nombrilisme auto-satisfait régnant sur la chaîne lausannoise et dans le journalisme embedded de manière générale. Il aura donc fallu la mort de Daphné Caruana Galizia à 53 ans pour auréoler la journaliste blogueuse d’un intérêt que les publications mainstreams ne lui reconnaissaient pas de son vivant. Sa mort brutale n’est probablement pas liée aux révélations sur le lobbying de Philip Morris et à la directive européenne TPD. Par contre, le sujet des milliards de cigarettes et de médicaments vendus en écrasant un moyen de réduire les méfaits pour des millions d’usagers en Europe reste lui toujours dans le tombeau des médias…
« Looks like we can’t have freedom of speech but we want Justice », « Il semble que nous ne puissions pas avoir la liberté d’expression mais nous voulons la justice ». Lors d’une protestation hier à Malte.

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